Il y a un an la journaliste russe Anna Politkovskaïa était assassinée dans la cage d’escalier de son immeuble. Consternation en Occident, trop peu de réactions en Russie. Un an après, ses amis se souviennent, des militants des droits de l’homme et des sympathisants se rassemblent, quelques hommages sont rendus, même sous la forme d’entrefilets dans le journal de 20h. Peut-être est-ce la petite flamme Anna Politkovskaïa qui continue de grandir.
On ne peut qu’être abasourdi par le bruit des balles tirées dans le corps d’Anna Politkovskaïa, morte d’avoir été journaliste, d’en avoir fait une valeur morale et d’avoir porté cette valeur jusqu’à l’épuisement, jusqu’à mettre sa vie en danger.
Cependant, sa mort n’aura provoqué aucune révolution orange, ni même rouge sang. Le meurtre d'Anna Politkovskaïa ne sera que le meurtre d'une journaliste de plus, qui a risqué sa vie pour faire son métier. La mini-vague d'indignation qui s'est soulevée en Russie est vite retombée dans l'indifférence. Aujourd’hui, un an plus tard, entre « quelques centaines de personnes » selon l’AFP et « près de deux mille personnes » selon Reuters, se sont réunies à Moscou en sa mémoire. Gary Kasparov, l’un des leader de l’opposition, s’est recueilli devant son immeuble, sur les lieux de son assassinat. Aujourd’hui encore, il a raison lorsqu’il affirmait « Pour des Européens, 5 000 personnes dans la rue, cela ne signifie pas grand-chose. Mais dans un pays où la participation peut avoir des conséquences sérieuses, même un millier de manifestants représentent un exploit » (Lefigaro.fr). Ironiquement, quelques heures plus tard, près de 5 000 personnes, principalement militants de Nachi, le parti fondé par Vladimir Poutine, se sont retrouvés pour célébrer les 55 ans du Président russe. « Aujourd'hui, c'est la célébration officielle de l'anniversaire de Poutine mais dans quelques années, les gens se souviendront surtout de cette date pour la mort d'Anna », a déclaré Kasparov à l’agence Reuters. (lemonde.fr)
Odieux, monstrueux, lâche, minable à l’image de ceux qui l’ont commandité, exécuté, ce meurtre ne doit pas rester sans nous rappeler que, oui, les mots ont encore un pouvoir, que, oui, la vérité dérange, inquiète ceux qu’elle dénonce. Et que, non, le combat de cette journaliste intègre, jusqu'au-boutiste, n'était pas vain. Puisqu'ils ont eu peur d'elle au point de la tuer. Son courage, son refus de plier devant les menaces les plus sordides, nous rappellent qu’il faut faire résonner la vérité sans relâche.
Car Anna Politkovskaïa fut la seule journaliste à continuer à rendre compte inlassablement de la guerre en Tchétchénie, des exactions d’une armée qui se permet toutes les violences, de l’injustice, de la sauvagerie, souvent au péril de sa vie, Comme en témoigne le Guardian en octobre 2004 :
« Politkovskaïa s'est retrouvée seule, la nuit, dans les collines tchétchènes, se sauvant dans l'obscurité. Elle fuyait le FSB (Service Fédéral de Sécurité russe), qui voulait l'arrêter. Mais là, dans les montagnes d'une région sans loi, immergée dans le carnage, elle pouvait être victime de n'importe qui ou n'importe quoi ; des bandits tchétchènes, des milices de la mort des gouvernements russe ou Tchétchène, un cou cassé. C'était l'Europe, en 2002.
« J'ai marché toute la nuit, » raconte-elle. « Je voulais rester vivante ! C’était terrifiant. J'ai atteint le village (tchétchène) de Stary Atagi à l'aube. Je suis restée là un jour et une nuit, en gardant la tête basse... » Elle en parle un moment, puis semble soudain se ressaisir, sentant peut-être que le récit d’une des nombreuses fois dans sa carrière de journaliste où elle a été confrontée à une menace d'emprisonnement ou à un danger est déplacé par rapport à l’évocation de son métier. « Ce sont juste des détails, » dit-elle pour couper court. »
Contrairement à ce qui s’est dit, elle ne mettait pas de pathos dans ses articles. Elle rapportait tout, au contraire, avec une minutie méthodique. Elle était précise, déterminée dans son écriture. Elle connaissait les gens dont elle parlait pour les avoir écouté, les avoir regardé dans les yeux. Sa patte a été de se mettre souvent en scène, ou du moins de parler à la première personne (comment aurait-il pu en être autrement dans de telles circonstances ? ), mais elle se donnait le rôle d'un témoin. Ses papiers faisaient preuve d’une grande humanité dans le sens où elle ne jugeait jamais d’avance. Elle rapportait aussi bien les souffrances des réfugiés tchétchènes que celle des jeunes appelés russes, jetés dans la guerre contre leur gré.
Elle a même dépassé ce statut de témoin le jour où elle a joué le rôle d’intermédiaire lors de la prise d'otages d’un théâtre à Moscou. Elle se proposait de le faire à nouveau à Beslan, pendant la prise d’otages dans une école, lorsqu’elle est tombée malade suite probablement à un empoisonnement. Dans le même article du Guardian publié en octobre 2004, elle estimait qu’il ne fallait pas y voir un faux pas de journaliste et qu’en franchissant ce pas, elle avait appris tant de choses qu’elle n’aurait jamais découvertes en restant dans la foule.
Il est emblématique, qu’à l’heure où la Russie s’enfonce dans l'apathie, ce soit une femme, frêle presque fragile, qui ait pris tous les risques pour dénoncer sans jamais se défiler les exactions, les injustices, les crimes contre l’humanité, l’intoxication des mentalités. Il est emblématique que ce soit une femme, encore, une femme en colère, qui semblait être comme un dernier rempart face à la sauvagerie. Mais que la sauvagerie n'aura pas épargnée.
Car enfin, il faut bien avouer qu'Anna Politkovskaïa était aussi la bonne conscience de l'Occident, qui déléguait à ses associations et autres institutions le rôle de lui décerner prix et récompenses pour son action tout en ne soutenant jamais son combat. Sa mort ne doit jamais cesser de nous interroger sur notre commerce avec le monde. « Il est impossible de parler d’un côté du nombre monstrueux de victimes en Tchétchénie et du terrorisme qu’il engendre pour ensuite dérouler le tapis rouge, embrasser Poutine et lui dire « Nous sommes avec vous, vous êtes le meilleur. » Cela ne devrait pas se produire. Je comprends, notre pays est un grand marché, très attractif. Je le comprends très bien. Mais nous ne sommes pas des gens de seconde classe, nous sommes des gens comme vous, et nous voulons vivre », affirmait-elle encore au Guardian en 2004.
in : The world is crying out loud
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