jeudi 6 mai 2010

Florence Aubenas fait sa "Tête de Turc" (1/2)



Florence Aubenas donne une leçon d'humilité à sa profession. (En deux parties)



Leçon d'humilité adressée à sa profession ? Exercice de style ? Coup médiatique ? Véritable et courageuse immersion dans la France d'en bas ? Le livre de Florence Aubenas, récit d'une expérience qui se veut témoignage, ne laisse pas de questionner notre appréhension de notre quotidien et des médias qui nous le renvoient jour après jour à la face et au cerveau.

De passage à la librairie Folies d'Encre à Montreuil (93), Florence Aubenas a engagé la conversation avec le public venu la rencontrer, avec beaucoup de chaleur et de simplicité. Il n'en demeure pas moins que l'ouvrage Le quai de Ouistreham, aussi intéressant, profond et sincère soit-il, ne peut se constituer à lui seul porte-voix des sans-voix. La façon dont l'"enquête" a été réalisée (Florence Aubenas admet qu'elle n'a pas tenté l'immersion totale puisqu'elle ne vivait pas de ses revenus) la disqualifie déjà à ce titre. Cependant, ce livre est indéniablement une porte qui s'ouvre, ce qui n'est pas négligeable.



BULLE POLITICO-MEDIATIQUE



Florence Aubenas explique son sentiment de déphasement par rapport à la réalité de ses lecteurs. « Entre cette profession qui est la mienne et ces gens, il y a un océan. Et je reconnais que je fais partie de cette bulle politico-médiatique. » Pour imager cet océan, elle prend l'exemple de la crise qui a commencé à l'automne 2008. « La crise : le mot est jeté sur la table. Mais les gens le ressentent comme une fabrication des médias. A Caen, les gens que je côtoyais se demandaient à quoi correspondait cette crise exactement : "On mange des nouilles depuis tellement longtemps". On peut presque toucher du doigt la paroi de verre qui sépare la réalité médiatique de leur quotidien. » Après avoir rédigé son ouvrage, la journaliste est retournée à Caen. « "Depuis quand les médias s'intéressent à la vie des gens ?", se sont-ils étonnés lorsqu’ils ont appris sa véritable identité. Ils ont tellement peu l'habitude d'entendre parler de leur situation dans les médias. »

Florence Aubenas reconnaît que cette expérience a profondément questionné sa pratique du journalisme, « Il y a toujours une crise de quelque chose, il y a toujours des sujets sociaux à traiter. On veut faire, on fait, mais on fait mal, on fait du désincarné. Combien d'articles ai-je rédigé en commençant par des statistiques ? Les journalistes ont du mal à parler du quotidien. On traque l’extraordinaire. Et quand il n'y en a pas, on le fabrique. Le train qui arrive à l'heure, on ne sait pas le traiter. » Or, elle admet que c’est ce quotidien qu’il est important de maintenir au faîte des préoccupations de l’opinion. « C'est sont les choses qui sont si proches qu'on a de plus en plus de mal à attraper. On n'arrive pas à les raconter autrement qu'en avalant notre carte de presse. L'époque a du mal à faire avec le réel. Qu'est-ce qui est réel ? Pour moi, les films de Cantet traitent du réel. » Mais aborder cette réalité d’une façon obstinément directe demeure problématique dans la surenchère au sensationnel, dans la quête du buzz perpétuel. Tout en suggérant cette situation, la journaliste ne tire aucune conclusion à charge. Au contraire, si sa position de grand reporter fait rêver, c'est un rêve dont elle tente de se détacher doucement mais résolument. « Les gens me parlent de mon enlèvement presque avec envie. Il m'est arrivé quelque chose d'extraordinaire et je le comprends très bien. Je sens presque de la nostalgie pour ces rendez-vous avec l'histoire, or il n'y a pas à en avoir car ce à quoi nous sommes confrontés en bas de chez nous est suffisamment dur. »



ҪA GRIGNOTE


Le journalisme d’infiltration n’est pas une nouvelle pratique à la mode mise en avant par une émission de télévision légèrement racoleuse. Florence Aubenas dit l’avoir déjà pratiqué en vingt ans de métier. Mais l’exemple le plus célèbre en Europe est celui du journaliste allemand Günter Wallraff. Pendant plus d’un an, il a pris l’identité d’un travailleur turc afin de raconter le quotidien d’une population brimée, méprisée dans l’Allemagne de 1985-1986. Il en a tiré un best-seller intitulé Tête de Turc. « A la différence de Günter Wallraff, je n'ai pas pris le ton de la colère pour une question d'époque. J'avais le souci de ne pas me mettre au milieu, de ne pas interférer. Dans les années 80, je pensais qu'on allait forcément vers le mieux. Force est de constater que l'avenir a changé de signe. Ҫa grignote doucement. »



(A suivre)


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in : In the mood for anger

1 commentaire:

Olivia (à Paris) a dit…

J'ai vraiment envie de lire ce livre, je trouve ça courageux ce qu'elle a fait. Tout le monde ne serait pas aller jusqu'au bout et bosser comme ça, je tire mon chapeau.