mardi 3 mai 2011

Silence, on tourne la page from Grégory

NYC Photographer Jamie Beck
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Image empruntée au formidable site From Me To You



L’idée se répand : un changement de société en profondeur est souhaitable, crise(s) oblige(nt).

Sociologues, philosophes et écrivains en parlent, individuellement ou au sein de collectifs. Les revues leur font écho. Les politiques s’y mettent (enfin !) à leur tour avec le développement des think-tank (laboratoires d’idées) notamment. Les partis de gauche s’emparent du sujet : un nouveau modèle de société s’impose à nous.

Nouvelles mesures pour certains, nouvelle voie pour d’autres. Les discours s’affrontent à distance entre une vision dite réaliste (puisque la social-démocratie a renoncé à remettre en cause une économie mondiale de libre échange et de concurrence, elle ne peut que proposer des modifications au sein de ce modèle pour le réguler), et une vision plus idéaliste, au sens des idées, engageant le changement même du modèle de société. 

Cette dernière approche met l’individu au centre de la réflexion et non plus la croissance et le libéralisme économique (ce qui se traduit par des discours très variés, portés par de multiples acteurs dans lesquels on retrouve le FN, le parti de Gauche, Edgar Morin, .. n’ayant que peu de choses en commun sinon cette volonté de proposer de sortir d’un système dont on aurait atteint les limites. L’idée que la République n’assure plus les valeurs de « liberté, égalité, fraternité » contribue au développement de cette idée)

1ère question posée : peut-on bâtir un autre modèle de société (et non un autre modèle économique, puisque ce n’est pas une finalité en soi) dans lequel le rôle même de la croissance économique ne soit pas central ?

Les politiques de droite quant à eux restent sur une logique, incontournable selon eux mais jamais démontrée, que plus de croissance implique une sortie de crise économique, profitable au plus grand nombre. Tout se règle alors à coup de chiffres, taux de croissance et augmentation du pouvoir d’achat en première ligne. 

Non seulement, là encore, la thèse qui avance que de meilleurs résultats économiques apporte les réponses souhaitées par le plus grand nombre de citoyens n’est pas démontrée, mais on a vu que pendant les crises récentes, les plus riches se sont enrichis considérablement, et les actionnaires s’accaparaient les profits au dépend des travailleurs. 

2ème question posée : certains politiques sont-ils déterminés dans un premier temps, et capables dans un second temps, de rompre avec une logique battue en brèche et un modèle de société qui ne permette plus à une majorité de citoyens de vivre décemment du fruit de son travail ?
(Seule une intervention réellement significative de l’Etat, contraire à l’idée libérale, peut permettre un tel changement : revenu minimum d’existence ; revenu minimum salarié correspondant à un niveau de vie évalué en fonction du seuil de pauvreté ; intervention sur les prix des loyers, en prenant en compte des indices cohérents liés aux revenus du travail et en rendant effectif le DALO ; partage encadré des temps de travail ; intervention de l’Etat sur la répartition des profits des entreprises ; nature et rôle du travail et de l’action pour le collectif dans les sociétés de demain, dans une perspective de repenser nos environnements de vie et notre lien social.)   

   
Mais de quoi parle-t-on ? De nombreuses dates sont citées sur Internet comme « années de crise » : 1969, 1973, 1982, 1993, 1997, 2001, et bien sûr 2007, puis 2008. Il est souvent évoqué une crise commencée en 1973 (adieu les 30 glorieuses) et toujours actuelle en 2011, avec ses mouvements internes, ses reflux, ses redémarrages.
Les discours politiques ne cessent d’ailleurs d’utiliser un vocabulaire de circonstance : « la crise est derrière nous ; on est sur le point de sortir de la crise ; les indices montrent un redémarrage ; ……… ».  Aujourd’hui 29 avril 2011, le ministre du travail constatant une amélioration mineure d’un des indices du chômage pour le 3ème mois consécutif déclare que c’est un signe probable de sortie de crise. Mais jusqu’à présent, rien n’y fait. Comment s’étonner de leur perte de crédibilité qui gagne année après année.

Mais de quoi parle-t-on encore ? Essentiellement de l’aspect économique de la vie en société, d’ailleurs le terme « crise » est essentiellement associé au domaine de l’économique. Imagine-t-on aujourd’hui une crise d’une autre nature dans un contexte de grande prospérité économique ? Une crise sociétale (1968 ?) ? morale ? existentielle ? Non. Collectivement, seule la crise économique est la mère de toutes les crises, elle enfante et peut par contre se décliner ensuite en crise de confiance, de valeurs, de sens, mais son origine est toujours fixée par et au travers de son aspect financier et matériel. 

Le système libéral, capitaliste et consumériste a donc réussi à ce que nous nous pensions avant tout comme homo-economicus, chacun étant dans ce système une entreprise avant d’être un individu. 

Cela se traduit pour le plus grand nombre par la recherche d’’un équilibre matériel entre les entrées et les sorties financières. Essayer d’avoir le meilleur rapport entre le travail (temps et pénibilité) et la quantité d’argent disponible en vue de la consommation, permettant d’acquérir à la  fois un statut social et un sentiment de réussite personnelle. Cette forme de réussite est assimilée à une représentation du bonheur. Elle accapare souvent l’essentiel de notre temps.

Les « meilleurs éléments » de ce système arrivent à se contenter d’une activité peu ou non productive (la société de spectacle et celle des actionnaires).

En contrepartie, le plus grand nombre s’accroche véritablement au modèle libéral imposé pour travailler, le plus souvent durement, en échange d’une rémunération. Celle-ci permet au mieux un équilibre matériel (voire quelques disponibilités financières en vue d’une faible épargne ou de quelques loisirs), au pire une plongée progressive dans un endettement dont la sortie par le travail devient de plus en plus hypothétique. 

La formule « travailler plus pour gagner plus » est le symbole mensonger, cynique et inique de ce modèle libéral que défendent certains grands élus pour qui économie et politique se confondent. Confusion des genres et des intérêts.

Revenons donc à cette idée qui se répand d’un changement de société en profondeur.

Si la ou les crises intervenues depuis 1973 ont été perçues rapidement comme la fin de l’âge d’or, avec principalement la montée du chômage, pourquoi l’idée d’un changement en profondeur de la société ne s’est-il pas imposé alors ?

Une des réponses possibles est probablement que l’ensemble de la population française et de ses dirigeants pensaient alors que cette ou ces crises auraient un caractère passager, et ne les concernaient pas directement. On ne pouvait imaginer les impacts de transformations aussi radicales (transports, communication, technologies) pour la société française, occidentale, et l’ensemble des populations mondiales.

Un autre début de réponse probable réside dans le fait que les richesses acquises ont permis à de nombreuses familles françaises de consolider ou de se constituer un patrimoine leur permettant d’amortir les différentes crises pour eux-mêmes et leur descendance. L’ascenseur social dont ils avaient bénéficié permettait cela.

L’immobilier, premier symbole de cet enrichissement, allait être au cœur des dérèglements financiers et économiques à venir compte tenu de son poids grandissant dans les budgets familiaux et l’économie. Là encore, le modèle capitaliste avait vendu l’idée de la propriété foncière, les politiques avaient suivi, mais les conséquences sur le long terme d’un tel phénomène, sur les plans environnementaux, financiers, et structurels, n’ont que très rarement été abordés alors. L’immobilier et son prix sont depuis plus de trente ans une des causes majeures de nos maux. Changer de société, c’est aussi changer notre rapport à l’habitat, sa nature, son coût, son usage et son rôle dans la spéculation.

Voilà pourquoi en partie l’idée d’un changement « en profondeur » nécessaire à la société française a si peu été abordé avant disons une petite dizaine d’années par les politiques, et a reçu un écho plutôt confidentiel de la part de l’ensemble des médias. L’idée commence cependant à se répandre, et tout particulièrement depuis 2007, où un sursaut violent de la crise économique a été perçu et associé comme la conséquence d’une chaîne de comportements particulièrement malhonnêtes, injustes et amoraux, dans le secteur de la finance et le monde des affaires. 

Et maintenant, tournons la page !   

Si nous ne changeons pas de modèle de société, nous ne pourrons sortir de la crise dite économique sauf à bénéficier d’effets de conjoncture que nous ne pouvons ni anticiper ni influencer de manière significative à l’échelle de la nation.

Trois propositions / postulats pour changer de modèle : 

1. En finir avec la non-vérité capitaliste qu’il n’y aurait pas d’autre système de société possible que celui d’un libéralisme non régulé.

L’affirmation qu’il n’y aurait aucun autre modèle de société possible que le modèle économique, central et basé sur le libre échange ne repose sur aucune démonstration  macroéconomique. Par contre, constater que les détenteurs du pouvoir et de l’argent entretiennent ce système et la croyance en ce système pour conserver et accroître leur fortune personnelle est observée de manière récurrente.

Dans ce système pourtant, les pays scandinaves (Norvège, Suède, Danemark, Pays-Bas, …) qui ont privilégié des politiques de long terme axées sur une intervention volontaire de l’Etat (dans les domaines de l’éducation, de la justice, du logement, du travail) sont les seuls à avoir réussi à conjuguer économie de marché avec développement social et environnemental.    

Une étape incontournable à un changement en profondeur de notre modèle de société, avant même d’envisager sa transformation en profondeur, concerne la valeur du travail. Plus précisément le rapport entre le travail et la répartition « équitable » des fruits du travail (Nicolas Sarkozy avait prôné la répartition des bénéfices d’entreprise en trois tiers : un pour l’investissement, un pour les actionnaires, un pour les salariés ; cette annonce est restée lettre morte ; aujourd’hui il annonce la prime de 1 000 € sous conditions, une complexe mesure inéquitable et inappropriée). Un aveu patent d’impuissance.  
Cette nouvelle donne pourrait inclure un capital individuel acquis pour l’éducation et l’entrée dans la vie active. Cette étape est un préalable, elle n’est pas une finalité.

Le terme de « travailleur pauvre » (ou précaire) était encore improbable à la fin des années 80. Il s’est généralisé. « La presque totalité des citoyens sort perdante d’un tel système baptisé néolibéral. Plus l'on monte dans la hiérarchie des revenus, plus les revenus se sont accrus au cours des années de crise. La France semble, avec retard et de manière moins marquée, prendre la même trajectoire que les États-Unis. Cette hausse des inégalités serait à la fois due à une hausse des inégalités de salaire, mais aussi à un accroissement très fort des inégalités de revenus du patrimoine, tirés par les dividendes et les plus-values, notamment immobilières ». (source Wikipédia, selon les études Insee et travaux de Thomas Piketty et Camille Landais). Aucune thèse économique ne peut justifier comme on voudrait nous le faire croire cet état de fait. Le non partage des richesses ne répond à aucune conséquence mécanique mais à des comportements généralisés chez les détenteurs de pouvoir.

On ne peut pas davantage durablement assurer au capital une rémunération qui dépasse largement le taux de croissance de l’économie. Plusieurs ouvrages traitent du sujet de ce capitalisme qui se mord la queue, « le capitalisme total », de Jean Peyrelevade est éloquent sur ce sujet. Le néolibéralisme, encore davantage que le capitalisme, nous détourne de l’intérêt commun et général, et les classes politiques au pouvoir, de droite comme de gauche, depuis 1973, n’exercent qu’une action partiale et au mieux partielle pour cet intérêt commun qui fonde la société.

2. Modifier et nous réapproprier notre parole et notre langage, pour réorganiser le débat d’idées.

Ecouter le discours des personnalités et de l’ensemble des acteurs économiques et politiques, c’est quasiment toujours entendre une forme d’expression véhémente, dénonciatrice, construite sur des formules autoritaires assénées comme des vérités indiscutables, ou l’argumentation n’est pas à construire mais repose sur des slogans et des raccourcis laissant peu de place au véritable dialogue, c'est-à-dire à la parole de l’autre. Il s’agit d’affirmer, et non pas d’élaborer une pensée. Le temps médiatique ne le permet pas, paraît-il. Même chez Frédéric Taddeï, où les invités sont souvent à priori choisis pour leur capacité à débattre et leur connaissance des sujets abordés, on en arrive vite à une foire d’empoigne des plus suspectes et des plus décevantes. On en vient à rêver d’une parole différente, posée, bienveillante. On en vient à rêver d’un nouveau Socrate revenu des siècles antiques, nous éclairant sur le formatage de nos pensées et de nos propos.
 
Les personnalités de tous horizons on finit par s’accaparer ce mode de communication médiatique, si bien que l’on nous présente des individus au travers d’une fonction qu’ils ne représentent pas : spécialistes, journalistes, experts, sociologues, mais aussi et hélas surtout philosophes : Alain Finkielkraut, Bernard Henri Lévy, Luc Ferry seraient ainsi des philosophes contemporains, au prétexte qu’ils possèdent une culture, qu’ils disposent d’une pensée personnelle (quelle chance !), qu’ils écrivent des ouvrages sur des sujets de société.

Tout cela nous conduit le plus souvent à voir s’affronter une pensée majoritaire unique avec une pensée d’opposition unique. Voire des pensées d’opposition unique, ce qui n’est pas un non-sens. 
Changer de société sans changer notre rapport à la parole et au langage me paraît difficile. Mais changer notre flux et notre temps de parole, les mots choisis pour exprimer un raisonnement ou une conviction plus qu’une affirmation, voilà qui pourrait nous conduire à nous réapproprier un nouveau lien et un sentiment démocratique entre les individus.    

(Dans un autre genre, les médias ont la fâcheuse habitude de nous relater les succès en tout genre, y compris sur la télévision publique. Elise Lucet, tous les jours, nous fait part de son immense joie de rencontrer une personnalité au succès avéré, chiffres de vente cités à l’appui, en bonne représentante de commerce, mais en aucun cas en journaliste pertinente. Avec elle l’artiste est une personne ayant déjà été consacrée par un résultat économique. On en revient donc à la priorité économique assénée comme logique implacable, et Guillaume Musso et Marc Lévy deviennent ainsi de grands écrivains. La parité, ici, est bienheureusement peu respectée, les femmes ont moins d’égo).  

3. Fonder l’avenir sur l’idée de la justice, dans les faits réels et au quotidien.

Pour qu’il y ait justice, il est nécessaire qu’il y ait équité en aval. Naître et évoluer dans un environnement urbain et social difficile, consacrer sa jeunesse à tenter de contrecarrer des conditions de vie difficiles en étudiant assidûment, obtenir un diplôme, et ne pas accéder à une entrée satisfaisante dans la vie active, c’est le lot de plus en plus de jeunes. L’indépendance financière n’est alors pas acquise, sans emploi le diplôme durement obtenu sera vite dévalorisé, et pour nombre d’entre eux, les solutions seront à chercher dans l’emploi précaire (centres d’appels, aide à la personne, emplois saisonniers). Le besoin de justice est alors un besoin de justice sociale. Dans ce véritable parcours du combattant, l’investissement personnel est très élevé, et pour celles et ceux qui accèderont néanmoins à un emploi conforme à leur cursus, nombre d’entre eux ne bénéficieront pas pour autant de l’ascenseur social permettant une autonomie et un épanouissement satisfaisants.

Cette société inégalitaire, qui nous éloigne là encore d’une communauté de citoyens consciente d’un intérêt général commun, est d’autant plus désabusée qu’elle observe chez les élus et les élites des privilèges de plus en plus visibles et des actes de plus en plus malhonnêtes en vue d’un intérêt purement personnel. Assistera t-on à des sociétés dont la fracture sociale sera si grande que les territoires seront divisés physiquement  entre les classes les plus pauvres et les classes les plus riches et privilégiées ? Où est-ce déjà le cas ?

La valeur travail est une valeur de justice dès lors qu’elle permet au plus grand nombre de vivre décemment, y compris humainement, du fruit de son activité, et qu’elle permet aux plus défavorisés de bénéficier d’un revenu d’existence décent et suffisant. C’est également en fixant des limites raisonnables à l’enrichissement personnel qu’on contribue à favoriser l’équilibre d’une société.   

  
Silence, on tourne la page.

Changer de modèle de société, ça ne consiste pas forcément à réorganiser l’existant, mais à concevoir et mettre en œuvre un cadre nouveau, en harmonie avec l’environnement, à penser la ville de demain, la place du travail dans nos sociétés, le lien qui nous unit les uns aux autres. Reprendre la pleine possession de nos paroles et de nos silences, affranchis des idées reçues. C’est peut-être (re)devenir plus simples, sans perdre l’énergie joyeuse et créative indispensable à toute transformation ; expérimenter, et remettre du sens dans nos intentions en vue d’une justice collective non feinte. Et pourquoi pas rêver à nouveau sur l’air de « Liberté, égalité, fraternité ». 

Grégory Hadjopoulos
ghadjo@hotmail.com
29/04/2011



in: La part du fabulateur

2 commentaires:

Paulus a dit…

Bel article !

Angelina a dit…

avec une jolie photo qui bouge