jeudi 1 juillet 2010

Florence Aubenas fait sa "Tête de Turc" (2/2)

La suite de la rencontre à la librairie Folies d'Encre à Montreuil (93) avec Florence Aubenas lors de la sortie de son livre, Le quai de Ouistreham.


Lire la première partie.



Pour s’immerger dans le quotidien de ces Français d’en bas qui vivent ou survivent avec moins que le Smic, Florence Aubenas s’est inscrite à l’ANPE en s'inventant l’histoire fallacieuse d’une femme qui aurait vécu des années sans revenu auprès de son conjoint, contrainte de trouver du travail suite à une rupture conjugale. Ne pouvant donc prétendre aux allocations chômage, elle devient par la force des choses femme de ménage à Caen où elle s'est installée, « une ville ouvrière surgie du néant. » Ville du débarquement, Caen a été détruite et reconstruite au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale. Son histoire moderne se confond avec celle des grandes industries de l'automobile, l'électronique et de grande entreprises telles Moulinex ou la Société métallurgique de Normandie (SMN) dont vivait, pour une grande part alors, le port de Caen-Ouistreham. « Ces gens gardent un souvenir terrible mais aussi nostalgique de ce passé ouvrier. Les conditions de travail étaient effroyables, les ouvrières avaient des gants en amiante. Aujourd'hui, c’est une ville lessivée. Ils ont mis trois ans à tout effacer de ce passé industriel. Mais le plus terrible c'est que ce qui était normal hier devient le rêve. Lorsque j'ai posé la question "Qu'est-ce que tu voudrais faire ?" au petit ami d'une jeune femme qui travaillait avec moi, j'ai eu la surprise de l'entendre me répondre : "Ouvrier, mais je suis sûr que je n'y arriverai pas." »



ENGRENAGE


Le travail précaire est aujourd’hui une donnée stabilisée dans les statistiques. La précarité n’est plus transitoire, mouvante mais représente un part importante du monde du travail si ce n’est de l’économie. Engrenage dont il est difficile de se dépêtrer, qui vous maintient dans son système plus qu’il ne vous aide à en sortir, le travail précaire est également difficile à pénétrer si l’on est dépourvu de tout. Impossible comme hier d’avoir la volonté, le courage et de retrousser ses manches pour travailler. Durant les six mois qu’ont duré son expérience, Florence Aubenas constate n’avoir gagné que 720 € le mois où elle a le plus travaillé. Cependant, « il faut avoir une voiture sinon on n'a pas le boulot, avoir un portable sinon les employeurs ne peuvent pas vous joindre et même internet. De plus en plus, les gens vont aux Restos du Cœur car il est encore concevable de donner à manger. Mais pour ce qui est de l’indispensable pour rentrer dans un circuit professionnel, il n'y a rien. Il y aurait quelque chose à créer là. »

De plus, « Pôle Emploi valide des heures sous-payées car il y a des taux d'annonces à pourvoir et des statistiques à remplir », explique la journaliste. Les heures de ménages bénéficient d'accords de branche et doivent être normalement payées à plus de 9 € au lieu de 8,71 €. « Et je peux vous dire que pour ces gens, les centimes sont importants. Trois euros, cela compte à la fin du mois. Il n'y a jamais de contrôle des employeurs au nom de l'emploi. La fraude est toujours d'un seul côté. Le fraudeur type, c’est vous et moi. » Cependant Florence Aubenas reconnaît que la réalité du Pôle Emploi, c’est souvent désespoir contre désespoir car les conditions de travail pour les agents sont de plus en plus pénibles.

La précarité s'accentue. En 2000, la durée moyenne d'un CDD était de 6 mois. Aujourd'hui, il est de un mois et moins. Au cours de son expérience, la journaliste a décroché un CDI de deux heures et demi par semaine. Les précaires représentent 20 % de la masse active aujourd'hui. Exploitables et corvéables à merci, ils se doivent de tout accepter, de peur de la radiation d'une part et de peur de laisser la place à ceux qui prétendent au même minimum. L'engrenage est donc parfaitement huilé et ne vise que des cibles faciles, fragilisées et isolées. « Travailleur précaire, on devient invisible, on sort des statistiques. Quand une usine ferme, on ne vous parle pas des intérimaires, ils disparaissent. »




LA RÉVOLTE EST UN LUXE


Lorsqu'on lui pose la question sur la possibilité d'avoir recours à des syndicats, Florence Aubenas décrit la désolation et l'anéantissement du lien social avec beaucoup d'empathie. « Au Pôle Emploi, il y a de la gêne par rapport aux mouvements syndicaux. Il y a une réelle difficulté à relier la situation que l’on vit à un sujet politique. Même précaire, il est difficile de s'y reconnaître car les gens n'ont pas vocation à s’installer dans la précarité. » Les femmes que Florence Aubenas a approchées lui en ont par la suite voulu d'avoir utilisé le terme de "précaire" pour parler d'elles. « "On n'est pas des SDF", m’ont-elle reproché. Or, cette précarité, c'est aujourd’hui la France normale, poursuit-elle. Comment se mobiliser ? Je me suis inscrite à AC à Caen. Cela ne marche pas mal au niveau individuel. Mais l’action collective est plus difficile à mettre en place. C'est quelque chose qui est en train de se réinventer mais pas encore à ce niveau. Malheureusement, la révolte est un luxe. Contre quoi se révolter à six heures du matin dans des locaux vides ? Ces travailleurs sont tiraillés entre deux employeurs, deux contrats et l'important c'est de réussir à boucler une heure. C'est un monde où la révolte n'a pas de prise. Vous ne savez pas auprès de qui protester. La fuite devient le seul recours. Laisser tomber, comme m'a dit une femme "Je me couche". »

Interrogée sur les conclusions qu’elle tire de son expérience, Florence Aubenas évoque d’abord les personnes qu’elle a rencontrées, avec qui elle est restée en contact pour la plupart. « Certaines sont devenues des copines. Je reste souvent longtemps aux mêmes endroits : Outreau, l'Afghanistan, ces gens sont devenus des amis. Il y en a qui ont râlé lorsque je leur ai appris ma véritable identité. Certains l'ont mal pris. Je me suis excusée. »

Ensuite, la professionnelle porte un regard critique sur la journaliste qu’elle est et sur sa profession. « Si j’avais demandé huit pages au Nouvel Obs sur des femmes de ménage, la réponse aurait été "non" car le sujet aurait été jugé larmoyant. Le mot d'ordre d'un rédacteur en chef aujourd'hui est l’optimisme. Du côté des journalistes, on a les torts partagés avec les lecteurs. Pour ma part, je voulais replacer cette expérience dans un débat vivant. Le travail est au centre du débat actuellement. » Florence Aubenas reconnaît que la presse traverse une crise générale qui l’oblige à se demander où elle se situe, et dans quel temps elle écrit. « Mais le livre marche bien. Les gens sont intéressés. Il n'y a pas de bons et de mauvais sujets dans la presse. Un bon journaliste c'est celui qui transmet, c'est un métier de passeur. C'est quelque chose qui fait que vous vous intéressez à autre chose que vous-même. Comme disait Sartre, "je lis les journaux comme des cartes postales qui me sont adressées". »



Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas. Éditions de l’Olivier, 2010.


A lire également, un article très intéressant et très instructif sur le phénomène ou le syndrome soulevé par le livre de Florence Aubenas sur le site de l'Acrimed.



in: In the mood for anger

5 commentaires:

Myu a dit…

je trouve le sujet très intéressant, comme la démarche entreprise par F Aubenas.
le fait de se confronter aux problèmes des autres par soit même devrait être, pour nos dirigeant, un parcours obligatoire.
peut être y aurait alors un semblant de réalisme dans les projets politiques

Martius a dit…

etonnant sa facon de faire du journalisme a Aubenas.

Claude a dit…

la France d'en bas !? La sous France ?!

Angelina a dit…

Demandez-le à celui qui a inventé ce terme !

Claude a dit…

j aime ce jeu de mot :'(((