mardi 5 octobre 2010

Entretien avec un cyborg (3ème partie) from Z'arno

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Tout va vite. Et de plus en plus vite. Les pays émergents, comme la Chine et l’Inde, sont en passe de devenir les premières puissances du monde, défiant les Etats-Unis et le vieux continent Européen qui est menacé de balkanisation sanglante, ravagé par la haine et les tensions communautaires. Que dire sur l’état de la civilisation… Je lui trouve tellement peu d’excuses. Si tu veux, la sensation que l’on a aujourd’hui, c’est une sorte de fuite en avant, effrénée, comme une Cadillac dont les freins viennent de lâcher et qui accélère de plus belle. Le monde est en train de se polariser, de muter profondément, de se globaliser, se restructurer avec une violence inouïe. On a l’impression d’être prisonniers d’un interstice temporel, piégés entre deux mondes : l’ancien, celui des peuples, celui des nations, celui des décisions, des cultures aussi. Ce monde où à un moment nous avons tous voulu croire qu’on pouvait dire « Je suis un être humain » avant de dire « Je suis un américain, un noir, un juif, un musulman ». Et puis le nouveau, celui qui arrive, qu’on ne connait pas encore très bien, mais dont les prémisses me glacent le sang.

Tout se morcelle, tout se désagrège. Les relations interhumaines, les entreprises sont en train de venir de vastes dominions administrés par des négriers eux-mêmes sous le joug d’autres négriers, et ainsi de suite. On ne sait plus qui dirige qui, qui dirige quoi. Et surtout pourquoi. Les plus éclairés d’entre-nous pressentent tout ça. Peu à peu le désespoir nous gagne, car triompher d’un adversaire aussi rampant et protéiforme s’avère une tache bien plus difficile qu’il n’y parait, d’autant plus quand l’individualisme a été érigé au rang de doctrine dominante. Tout le monde est contre tout le monde. Voilà ma vie actuelle, et celle de milliards d’êtres humains.

Keryann essuya une larme d’un revers de la manche et commença à lire la réponse quasi-instantanée de Spiritus Sanctus :

Vous vous trouvez dans le cycle antéhistorique [ Extinction : époque II].

Il avala sa salive difficilement. Son père serait absent tout le week-end et les révélations qu’il était, accidentellement, en train de lire le faisaient se sentir insignifiant, dépassé, usé par avance, écœuré et paniqué à l’idée de cette infamie imminente qui semblait maintenant inéluctable. Son narcissisme à propos de Cassie le dégoûta aussi. Peut-être que la vie ce n’était pas uniquement enfiler le maximum de petits culs au bout de son membre, mais qu’il y avait autre chose, plus absolu, une œuvre collective et immanente que certains appelaient l’Humain. Le dialogue reprit :

Charmant ton Extinction : époque II. On va tous mourir c’est bien ça ? C’est franchement has been, en plus d’être simpliste la plupart du temps, les fables post-apocalyptiques. Je suis un peu… Déçu peut-être, écrit-il sous forme d’un sarcasme comme pour se rassurer.

Pas du tout. Si les hommes avaient dû mourir, la troisième guerre mondiale s’en serait chargée.

La troisième…

La Guerre dite froide. Actuellement vous êtes au cœur de la quatrième guerre mondiale, renommée pour des besoins historiques de notre temps [Extinction : époque II ]. Voyez-vous, à votre époque, on a encore tendance à rester focalisé sur l’esthétique de la guerre. Pour qu’il y ait guerre aux yeux du monde, de façon officielle, il faut qu’il y ait sang, militaires, armes lourdes. Du spectacle. Quelque chose à filmer, à enregistrer, une substance à passer au journal télévisé.

Simplistes. Ce sont les Nazis qui ont gagné la guerre en 1945. Leur forme a évolué. Maintenant vous les nommez les Traders New-Yorkais, les multinationales. Le but est resté inchangé : dominer sans partage, aliéner, s’imposer par la force et détruire méthodiquement toute forme d’opposition à sa vision du monde, exterminer si besoin est. Ainsi, que vous le vouliez ou non, vous êtes en guerre. Une guerre totale, planétoïde, multi-factuelle où chaque cerveau est une tranchée oppressée par un quadrige poliorcétique. Vous êtes à la fois les acteurs et les victimes de l’extinction. Une combustion socioculturelle et économique. Dix milliards d’êtres mis bout à bout, au service du grand masticateur inhumain.





‘Me donnent la nausée tes prédictions…

www.sacpoubelle.com ?

Crétin. Je ne sais pas… Ce que je peux te dire c’est qu’on commence à crever de faim en masse, même ici. Quasiment tout le monde est en rade arrivé à la moitié du mois, que tout ça c’est plus possible. Tout le monde est excédé, mais personne ne bouge, pieds et poings liés.

Crétin vous-même. Cette crise est née lors des premiers chocs pétroliers. Si vous voulez, une oligarchie, dominante, celle des banques, des maîtres, la poignée qui a mis à genoux les états-nations vingt ans plus tard, a vite compris que son système d’enrichissement exponentiel était voué à l’implosion pure et simple. Dès lors, il a fallu commencer à réfléchir à des solutions pour régner par le chaos, c'est-à-dire fabriquer de l’argent qui n’existe pas, décider soi-même des crises, quand elles auront lieu, et dans quelles conditions. L’alternative communiste n’existe plus à votre époque, plus personne n’a le choix, plus personne ne peut passer à l’Est. C’est Total. Global. Il n’y a nulle part où vous réfugier. Ainsi, ce que vous prenez pour de l’agitation et de l’instabilité – cette incertitude du lendemain que vous évoquez – n’est que la face immergé de l’iceberg. L’iceberg dis-je. Il reste toute la banquise derrière.

Je ne suis pas sûr de comprendre. Okay c’est une bande de salopards, okay ils s’en mettent plein les fouilles, et alors ? C’est vrai finalement : c’est de bonne guerre ! C’est ce qu’ils ont toujours fait. Pourquoi nous, les peuples, les jeunes, les vieux, tous… Qu’avons-nous encore le droit de faire ?

N’avancez pas tant de certitudes. « Les jeunes » sont un concept, une invention des américains pour faire tourner l’économie après la seconde Guerre Mondiale. Vive Elvis Presley, les sodas et les mobylettes, et surtout fumez, beaucoup. Cette sous-culture pop, laboratoire expérimental en vue d’une exportation massive.

Vous ne comprenez pas. Il ne s’agit pas de s’enrichir. Il ne s’agit plus de s’enrichir. Vous êtes et allez être de plus en plus témoins d’un projet de société autoritaire qui s’installe, subrepticement, despotiquement. Avez-vous déjà réfléchi au fait qu’un jour, peut-être, vous puissiez ne plus vous appartenir ? Avez-vous déjà pris en compte ceci ?


Selon vous c’est donc, une sorte de coup d’état planétaire, orchestré, prévu de longue date ?

Ce n’est pas « selon moi ». C’EST. Simplement. Je n’ai pas de pensée propre au sens singulier dans mes sous-programmes. Je relate les faits, et rien que les faits.


Sans savoir pourquoi, Keryann s’imagina dans les bras de Cassie. Libre dans un amour simple, mais aliéné de toutes parts par le reste. Cette vision ne le quitta plus. Ce Cyborg était en train de lui faire assimiler qu’il n’était pas un individu parmi tant d’autres, isolé et distant. Qu’il le veuille ou non il était, comme tous les êtres humains, une pièce d’un gigantesque puzzle anthropologique. Ne vivre, ne penser que pour soi, n’agir que dans son intérêt, sa carrière, et même son bon plaisir, se rebeller contre un système pour en servir un autre, et même ne structurer sa vie qu’autour d’une envie amoureuse ou sexuelle, c’était contribuer à la réalisation méthodique de cet avenir.

Le système s’était attelé à héberger en son sein une matrice de liberté contrôlée, ajustable. La rébellion, finalement, ce n’était pas n’en avoir rien à foutre de l’ordre ou des autres et suivre ses propres règles. Dans cette cohue générale, le système régnait par le chaos et encourageait même la rébellion primitive, communautaire et irréfléchie qui mène aux guerres civiles, au morcellement des peuples, et donc confère un pouvoir encore plus gigantesque à cette régence absolutiste. C’était un délicieux paradoxe de l’existence qui s’offrait à lui : pour détruire, il fallait se construire.
(à suivre)



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in: La part du fabulateur

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